Scriptmania

ANTHROPOMORPHISME ET ANICONISME

DANS L'ANTIQUITÉ ORIENTALE (suite)

 

Paradoxalement donc, la Mésopotamie, berceau de la mutation décisive qui avait abouti, avec l'entrée dans l'Histoire, à la conception anthropomorphe de la divinité, ne parvint pas vraiment à dépasser la tradition qui en était issue, du fait de sa solidarité avec une cosmologie devenue archaïque, tout comme la conception de l'État et de la royauté sacrale. Inversement, les peuples des régions réparties à l'ouest de la grande plaine mésopotamienne avaient eu du mal à personnaliser le sacré en surmontant le flou religieux du passé préhistorique, passé qui s'y était souvent prolongé en marge des régions urbanisées, dans les populations vouées au nomadisme. Mais finalement, après la grande crise du XIIe siècle, le développement intellectuel solidaire des traditions issues du nomadisme interféra avec les acquis de la civilisation urLaine et mit les peuples récemment sédentarisés alors en mesure de créer des théologies proprement dites, qui approchaient diversement ce que nous appelons la transcendance. Au milieu du Ier millénaire, une nouvelle étape de l'histoire de la pensée en général, théologique en particulier, était franchie: étape d'un long développement ou plus exactement progrès que les scribes juifs organisateurs du Pentateuque exprimèrent pour la première fois en Orient en l'Histoire sainte d'une suite d'alliances débouchant sur une espérance radicalement inconnue ailleurs. Le temps ainsi introduit dans la pensée théologique différait totalement du temps mythologique des deux générations divines et de l'éternel retour annuel. Il ne pouvait guère être exprimé que par l'illustration d'un passé historique qui n'avait jamais intéressé les artistes orientaux. A plus forte raison l'iconographie des pays du Levant était-elle entrée dans une crise majeure depuis l'effondrement de la tradition qui avait suscité son essor au sein des États secoués ou balayés au XIIe siècle. Le syncrétisme iconographique désormais en vigueur le plus souvent, jusqu'à l'époque perse, rend désespérée toute tentative d'interprétation.

L'interdiction des images dans une Loi, premier iconoclasme, ne faisait dans une certaine mesure qu'entériner un état de fait: l'effondrement de la tradition que l'on peut définir comme celle du premier anthropomorphisme divin, solidaire de la symbolique des animaux-attributs-trônes divins, d'une part, et d'autre part, l'inadéquation de l'aniconisme solidaire des stèles et poteaux, trop frustes désormais pour être satisfaisants aux yeux de l'élite façonnée par un prophétisme donnant la parole aux dieux: ceux du " Balaam, l'homme qui voyait les dieux " 39 aussi bien que celui d'Israël. Cet aniconisme imposa l'évacuation des animaux-attributs porteurs de divinités (cf. fig. 8), tels que les célèbres " veaux d'or" de Dan et de Bêthel (I Rois, 12:28), aussi bien que les mas.sebath abattues par Ezéchias (II Rois, 18:4). A cet égard, l'enterrement même soigneux des deux masseboth d'Arad à côté des autels enterrés de même, quelle qu'en soit la date précise, revêt une valeur de symbole d'un " moment" décisif de l'histoire.

L'archéologue se trouve désormais privé de la plupart de ses références traditionnelles, et il ne lui appartient pas de se substituer impunément aux spécialistes des autres disciplines: historiens des religions et de la philosophie. Il ne peut cependant observer sans saisissement que le tournant décisif marqué par l'interdiction israélite des images a été proche dans le temps de l'avènement de la pensée philosophique proprement dite, des Pré-socratiques 40. Or l'extraordinaire hauteur de cette dernière pensée souffrait de son caractère abstrait qui privait de toute personnalité vraie sa conception de la divinité. Il lui manquait en somme un anthropomorphisme qui restait très fortement présent dans toute la littérature biblique et qui pour être dépassé dans l'art et condamné dans le culte, n'en avait pas moins laissé des acquis théclogiques décisifs. Plus précisément, la conception historique du salut national, en Israël comme chez les peuples voisins, dépendant d'un dieu à la fois personnel et, en Israël, dissocié du territoire national par l'Exil (et déjà par la tradition ancestrale du nomadisme), ne pouvait s'exprimer dans une iconographie traditionnelle. Une iconographie de conception nouvelle allait être élaborée en Grèce, principalement par les peintres céramistes qui illustrèrent les premiers 41 le passé historique ou supposé tel, en se référant à une littérature dûment établie, homérique en particulier. La conception de cet art narratif associée à l'idéal humaniste du réalisme porté à sa perfection allait être transmise à l'Orient hellénisé, et tardivement, même au judaïsme. Au IIIe siècle seulement, l'exemple de Doura Europos nous apprend qu'elle allait permettre de dépasser ce qu'avait d'excessif l'interdit des images 42. Parallèlement, le développement de l'art chrétien allait être suscité progressivement par la théologie du Verbe incarné, " Image du Dieu invisible " (Col. 1-15), rompant l'interdit de l'Ancienne Alliance en l'accomplissant 43.

Pierre AMIET.

 

39 André LEMAIRE, " Les inscriptions de Deir Alla et la littérature aramoenne ancienne.. Comptes rendus de l'Acadérnie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris 1985, p. 270-285.

40 Alain BESANÇON, L'image interdite. Une histoire intellectuelle de l'iconoclasrne. Paris Fayard, 1994, p. 32 s.

41 Les seules exceptions sont les rares illustrations d'épisodes de l'épopée de Gilgamesh: R.-J. TOURNAY et A. SHAFFER, L épopée de Gilgarnesh, Paris, 1994, p. 28-30. Ces exemples montrent que les imagiers ne dépendaient certainement pas du texte.

42 Sur ce sujet beaucoup trop vaste et complexe pour être abordé ici, on relira avec intérêt les observations de E.-J. BICKERMAN, " Sur la théologie de l'art figuratif. À propos de l'ouvrage de E. R. Goodenough". Syria, XLIV (1967), p. 131-161, spécialement p. 151, à propos de 1'art figuratif juif.

43 Alain BESANÇON, L'lmage interdite, op. cit., p. 150 s. et surtout p. 167. Cf. Leanid OUSPENSKY, Essai sur la théologie de l'icône. Paris, Éd. de l'Exarchat patriarcal, 1960, p. 49.

 

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