A U.S. ablolistionist : Dr DOY (1855) | ||||||||||||||||||||||||||||||
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Aventures dun abolitionniste du Kansas dans le Missouri (Etats-Unis) Récit du docteur John Doy 1855
Ma fille retourna au Kansas avec l'ex-gouverneur Shannon et le procureur général, mais ma femme resta à Platte~City jusqu'à l'époque où l'on nous transféra dans une autre prison. Nos avocats firent signifier au ministère public que, tel jour, on recevrait à Leavenworth les dépositions de ces divers citoyens du Kansas, comme témoins à notre décharge, ces témoins ne pouvant venir à Platte-City, à cause de l'exaltation du peuple. " Le ministère public ne tint aucun compte de cet avis. Nos avocats et nos témoins se rendirent tous à grands frais à Leavenworth le jour fixé, mais la partie adverse ne s'y présenta pas, et ce fut pour nous une dépense inutile de temps et d'argent. " Nos avocats revinrent à Platte-City pour se préparer au procès qui devait commencer le 20 mars. Par suite du mauvais vouloir des accusateurs, je n'avais pas de témoins; cependant, le 19 mars, à onze heures, on vint nous donner l'ordre de comparaître à la " court house ". " La porte de notre cellule s'ouvrit et nous livra passage pour la première fois. J'éprouvais une grande difficulté à marcher, car j'avais les chevilles très enflées. Mes yeux s'étaient tellement habitués à l'obscurité que je pouvais bien distinguer tous les objets dans mon cachot; mais, dès que la porte fut ouverte, le soleil brillant, réfléchi par la neige, vint me frapper les yeux et me rendit momentanément tout à fait aveugle. " Mon Dieu! j'ai perdu la fa vue! " mécrirai-je; je fis un faux pas et me donnai un grand coup. " Mon fils me releva et me soutint pour m'aider à marcher jusqu'à la court house, où nous devions comparaître pour récuser le grand jury. De chaque côté de la route se tenait une rangée d'hommes hurlant comme des démons. Une voix cria : Eh bien! docteur, nous arrivons au fait!... On nous désigna des sièges en face de la foule. A l'abri du soleil, je recouvrai graduellement la vue, mais j'étais dans un piteux état, estropié et couvert de haillons, puisque mon habit avait été mis en pièces par la populace de Weston. " Le jury étant composé de personnes complètement étrangères, il nous fut impossible d'exercer aucune récusation. Du reste, l'exercice de ce droit n'aurait probablement pas amélioré notre situation, car les habitants de Platte-Cîty avaient, en général, une telle animosité contre nous, qu'ils étaient décidés à nous pendre, s'ils le pouvaient. Après le tirage du jury, on nous ramena à la prison. Nos avocats, consultés par nous, nous engagèrent alors à demander notre translation à Saint-Joseph, si cela était possible. On parvint à décider un magistrat à se présenter le lendemain de très bonne heure à la prison, et, devant lui, nous rédigeâmes une protestation avec serment, dans laquelle nous déclarions que, vu l'effervescence populaire, nous ne croyions pas pouvoir être jugés équitablement à Platte-City. Peu d'instants après, on nous conduisit de nouveau à la court house, pour y voir continue la procédure. Le juge Norton, assis dans le fauteuil, fumait sa pipe. A sa droite se tenait le jury, formé spécialement pour cette occasion, et quel jury! Je voudrais pouvoir le décrire et dépeindre les veux pleins de haine qui s'attachaient sur nous. " A l'ouverture de l'audience , notre défenseur présenta notre protestation cette démarche parut prendre la cour et le jury au dépourvu. Elle fut discutée et acceptée enfin par le juge, au grand désappointement de la foule, qui fit entendre un murmure de mécontentement. Les jurés nous lancèrent des regards foudroyants, et la plupart grinçaient des dents comme le pourraient faire des animaux sauvages qui se voient enlever leur proie. " Aussitôt après cette décision, l'ordre fut donné de nous reconduire à la prison, où nous rentrâmes, toujours escortés par la foule hostile. Cette même nuit, le feu, qui avait déjà pris quelque temps auparavant, se mit aux tuyaux du poêle et s'étendît bientôt à la prison elle-même. Les flammes avaient déjà fait assez de progrès avant que le peuple s'en aperçût au dehors et pût crier au feu. On mit en branle les cloches de la ville. Le geôlier avait emporté les clefs et nous étions tous enfermés. Un de nos gardiens, pour l'avertir, tira un coup de fusil dans la maison en face. Il arriva enfin, suivi de ma femme et de la sienne, et ouvrit la porte de la rue, ce qui permit de faire entrer l'eau. Mais il se passa assez de temps encore avant qu'on fût parvenu, non sans beaucoup de peine, à se rendre maître de l'incendie. Le plancher de la chambre située au-dessus de la nôtre était composé de deux couches de planches superposées, séparées par un espace vide de deux pieds et demi. Les flammes s'étaient engouffrées dans cet espace et avaient brûlé la première couche de bois. Notre cellule était devenue si brûlante que l'eau frissonnait au contact du fer, et tombait bouillante sur nous par les trous du plafond. Il nous était impossible de nous mettre à l'abri de cette pluie dangereuse, et, pour retirer du moins nos pieds de l'eau, il nous fallut monter sur le lit. Le geôlier, néanmoins, ne voulut point consentir à nous laisser sortir. En vain ma femme lui faisait des représentations et lui reprochait son inhumanité ; il ne savait que répondre " Mais, madame! mais, madame ! " et se refusait à toute concession Ainsi nous avons couru cette nuit-là le danger d'être à la fois noyés et brûlés. " Le 23 mars au soir, le shérif', le geôlier et les gardiens vinrent nous avertir que le départ pour Saint-Joseph était fixé au lendemain matin.... A la pensée de sortir le jour suivant de cette horrible cellule, dans laquelle nous étions renfermés depuis le 28 janvier, nous rendîmes grâce à Dieu. Nous nous trouvions dans un état misérable, aussi misérable qu'il est possible de se l'imaginer, moi surtout, car la captivité a eu sur moi des effets bien plus funestes que sur mon fils. Sa jeunesse, son activité, la vivacité de son tempérament l'ont préservé des souffrances que j'endurais moi-même. Pâli par le manque d'exercice et de lumière, pareil à un cadavre, amaigri, couvert de vermine (nous n'avions pu nous débarrasser de ce fléau malgré le linge propre dont nous étions pourvus depuis l'arrivée de ma femme), mes articulations enflées, les chevilles tellement endolories que je pouvais à peine supporter le poids de mon corps, j'étais entièrement affaibli au moral comme au physique. " Aujourd'hui même je ne suis pas rétabli; je marche encore avec peine, l'enflure n'est pas diminuée. Mes os sont, pour ainsi dire, devenus spongieux, ma mémoire a été longtemps ébranlée, et ce n'est que graduellement que mes faculté intellectuelles ont repris leur état normal. " Le lendemain à huit heures, plusieurs citoyens, curieux de nous voir changer de fers, vinrent assister aux apprêts du départ. On nous lia ensemble, le général Dorris ayant eu l'obligeance de prêter au shérif ses plus fortes chaînes à notre intention. Ensuite on nous conduisit à une voiture attelée de quatre chevaux. " Ma femme se trouvait déjà à côté de la voiture ; elle il nous aida à y monter et y entra d'un bond après nous. Le geôlier, qui n'avait pas eu la présence d'esprit de la retenir, lui dit qu'elle ne pouvait pas rester dans cette voiture. Elle répondit : " Je crois bien le pouvoir; je ne vois rien qui m'en empêche, et je m'accommode parfaitement de tout ce dont mon mari et mon fils s'accommodent. D'ailleurs quatre chevaux peuvent facilement traîner trois voyageurs. - "Mais vous ne devez pas rester dans cette voiture elle est exclusivement réservée aux prisonniers." - "Figurez-vous donc, jusqu'à Saint7Joseph, que je suis une de vos prisonnières. " " Le shérif vint à son tour l'inviter à descendre ; elle refusa. Alors, se tournant vers moi, il me dit : " Docteur, Mme Doy ne peut pas vous accompagner dans cette voiture, et nous n'avons pas envie de porter la main sur elle. Ne voulez-vous pas lui dire de descendre? " - "Monsieur Bryant, répliquais-je, pour ma part je préfère de beaucoup que ma femme nous accompagne, et j'ai toujours éprouvé que, lorsqu'elle veut faire quelque chose, elle le fait. " Pendant ce temps, une foule considérable s'était ameutée autour de nous. Le shérif, ayant formellement intimé à ma femme l'ordre de descendre, elle se leva, et, du haut de la voiture, adressa ces paroles à la foule : " hommes de Platte-City, le jour où je me suis mariée, il y a de cela vingt-six ans, j'ai promis de me tenir attachée à mon mari aussi longtemps qu'il lui resterait un bouton à son habit, et j'ai lintention d'accomplir ma promesse. Croyez-vous que je veuille l'abandonner en cette extrémité? Si vous le croyez, vous vous trompez tout à fait, je vous assure. " Les hommes se mirent à rire; Berge, l'apostat de New-York, lui cria qu'elle était une vraie pierre d'abolition. Je vis le shérif consulter le geôlier, et je dis à ma femme : " Jeanne, ils te laisseront aller, tu ferais bien de t'entendre avec le conducteur. " Elle suivit mon conseil et lui glissa trois dollars. Un instant après le shérif s'avança : " Eh bien Madme Doy, puisque vous paraissez ne pas connaître les convenances, je vois qu'il faudra bien vous laisser partir, mais cela vous coûtera dix dollars." (C'était probablement la somme qu'ils venaient de fixer entre eux.) - "Je vous remercie, monsieur, répondit-elle, j'ai déjà payé le conducteur. " La foule se mit à rire de nouveau, mais aux dépens du shérif cette fois. Les prisonniers partirent, accompagnés du shérif, du général Dorris et d'une escorte de huit hommes à cheval, bien armés, parce qu'on craignait que les Free-soilers du Kansas ne tentassent quelque coup de main pour délivrer le docteur et son fils.
A Weston, on s'arrêta une demi-heure; la foule vint, selon son habitude, insulter les abolitionnistes, et finit par leur offrir un verre de grog qu'ils refusèrent. Le long de la route, les cavaliers de l'escorte, qui marchaient en avant, avertissaient de leur passage, et les habitants sortaient pour les voir. Les chemins étaient presque impraticables, et on n'atteignit Saint -Joseph qu'à la nuit. La prison, vieux bâtiment en briques élevé d'un étage, est située au centre de la ville, et une palissade, haute de douze pieds, entoure la cour dans laquelle se trouve l'édifice destiné aux prisonniers. Pendant que Mme Doy se faisait conduire à un hôtel voisin, le shérif du comté de Buchanan reçut les prisonniers et les remit aux mains du geôlier, un nommé Brocon, natif du Kentucky. Le docteur, qui soutirait beaucoup de l'enflure de ses chevilles et de ses poignets, demanda la faveur d'être débarrassé de ses fers pour la nuit. Mais il ne put l'obtenir, car le shérif, craignant toujours quelque tentative pour la délivrance des prisonniers, avait ordonné qu'on ne leur ôtât pas leurs chaînes. Quand il fit jour, le docteur et son fils reconnurent qu'ils étaient enfermés avec neuf autres individus, accusés les uns de meurtre, les autres de vol; un autre était un faussaire. Les deux abolitionnistes étaient seuls enchaînés. " Nos avocats, MM. Shannon, Davis et Spiatt, dit le docteur, arrivèrent pour délibérer, et, aussitôt que le geôlier eut détaché nos chaînes, on nous mena au palais de justice. Les rues et la salle d'audience elle-même étaient remplies d'une foule de curieux. " Notre cause était inscrite en premier sur le bulletin d'audience, mais elle fut remise à la séance du lendemain par suite de l'absence du maire de Weston, que nos avocats considéraient comme un témoin indispensable. Ce Wood était le même gentleman qui m'avait Si positivement engagé sa parole et son honneur sur une fausse promesse pour. me décider à monter dans le bateau, et je ne l'avais pas revu depuis. Il prétendait être propriétaire de l'esclave Dick, trouvé dans mon fourgon, et qu'on nous accusait d'avoir fait disparaître. " Le lendemain, quoique Wood fût encore absent, le procès suivit son cours. On commença par ma cause, que l'on avait séparée de celle de mou fils. On procéda à la nomination des jures, hommes assez loyaux en apparence, presque tous de Saint-Joseph. Le juge Norton présidait. Je me déclarai innocent. " Les témoins à charge confirmèrent les détails de notre arrestation; relativement à Dick, ils attestèrent que cet esclave, après avoir disparu pendant quelques jours de chez son maître Wood, avait été retrouvé dans mon fourgon, d'où on l'avait enlevé sans antre forme de procès. Le ministère public produisit une déposition écrite de Wood, affirmant que Lick avait reçu de lui la permission d'aller au Kansas avec son violon pour en tirer parti, qu'il n'était pas revenu avant l'époque convenue, et qu'on l'avait arrêté avec moi. De notre côté, nous opposions un alibi prouvant que je n'étais point venu dans le Missouri avant d'avoir été enlevé par les border ruffians, et qu'à l'époque où j'étais accusé d'avoir provoqué la fuite de Dîck, j'étais à Lawrence, dans ma ferme, occupé de mes affaires. " Mes défenseurs firent des merveilles et prononcèrent des discours que je trouvai fort beaux. L'accusation fut soutenue avec énergie par les quatre avocats du gouvernement, parmi lesquels se trouvaient un général et deux colonels déploiement formidable de forces militaires contre un seul et malheureux prisonnier. Le juge Norton se montra parfaitement juste et impartial. Quant au jury, il ne put se mettre d'accord. Il n'avait pas été composé spécialement pour ma cause, et on n'avait pu l'engager d'avance à nous juger selon les voeux des propriétaires et des chasseurs d'esclaves. J'ai su depuis que sur douze jurés, onze, sans s'inquiéter des conséquences que devait entraîner mon acquittement, avaient osé peser le pour et le contre, et conclure enfin à l'insuffisance de preuves pour me condamner. " Le procès dura depuis le jeudi jusqu'au samedi soir. Ce jour-là, à neuf heures, le jugement fut remis à la délibération des jurés. Ceux-ci, après des efforts réitérés pour se mettre d'accord, ne purent s'entendre et furent enfin congédiés le dimanche à deux heures. " Le lundi, l'avocat du ministère public, qui ne pouvait prononcer de condamnation contre moi, déclara qu'en l'absence de motifs de poursuites, mon fils allait être rendu à la liberté. Quant à moi, je fus tenu de donner, comme cautionnement, une somme de cinq mille dollars ou de rester en prison jusqu'au 20 juin, délai fixé par la cour pour la reprise de mon procès. J'avais peu de chances de trouver un répondant, car je ne connaissais personne dans le Missouri. Mes amis offrirent deux mille dollars en biens immeubles au Kansas, comme garantieb à celui qui voudrait me cautionner. Personne ne se présenta, car chacun craignait, en me venant en aide, de paraître favorable à un abolitionniste. Je me décidai donc à attendre patiemment en prison le délai fixé, bien que ce nouveau procès ne pût être qu'une simple formalité, et que tout dût être décidé auparavant. " Mon fils retourna à Lawrence avec sa mère et plusieurs membres de ma famille, qui étaient venus pour me servir de témoins. Il alla chercher l'argent nécessaire pour subvenir aux frais énormes de mon procès. "Pour moi, ma position dans cette nouvelle prison était tolérable. Ma chambre avait seize pieds carrés, et une petite fenêtre grillée de chaque côté l'une, plus élevée que la palissade, donnait sur la rue; par l'autre, on pouvait apercevoir au loin le territoire du Kansas, dont la rivière nous séparait. Ma cellule était un paradis en comparaison de celle que j'occupais à Platte-City. Nous ne manquions pas d'espace; nous avions des matelas et des couvertures: malheureusement tout cela était couvert de vermine, malgré les soins incessants du geolier et de sa femme. " .... Je fus presque constamment malade pendant pendant mon séjour à Saint-Joseph, si malade même qu'on jugea nécessaire de m'amener deux médecins, car on craignait, si je succombais, que ma mort ne fût regardée comme un assassinat et imputée aux gens du Missouri. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres, le geôlier Brocon et sa femme furent très bons pour moi ; ils me procurèrent un lit de sangle et bien d'autres soulagements; ils ont beaucoup contribué à mon rétablissement. Le 24 avril, la porte de ma chambre s'ouvrit, et je vis entrer un mulâtre qui marcha droit à moi, et me dit en me tendant la main : -" Comment vous portez-vous, docteur Boy? " Il y avait à la porte des gens armés de revolvers, et, soupçonnant quelque piège, je répondis à cet homme en le regardant en face : -" Etranger, je crois que vous vous trompez?" -" Oh! non, répond-y-t-il je vous ai bien connu à Lawrence. " " Persuadé que cette démarche était une ruse pour me mêler de quelque façon à une fuite d'esclave, je m'adressai aux gens qui étaient à la porte et les sommai de venir me questionner eux mêmes, comme il convenait à des hommes sils avaient quelque chose à me demander, au lieu de se servir dun malheureux esclave brisé, avili, et contraint par eux de jouer un rôle." A cet appel, un individu nommé Hutchinson, grand, bouffi, roux, qui prétendait être le maître de ce malheureux mulâtre, se présenta. Il me reprocha d'avoir fait le plus grand mal à son esclave, d'avoir réveillé en lui le mécontentement, et de lui avoir enseigné le chemin du Kansas par mes tentatives en faveur de l'émancipation des nègres. Comme il me traitait, selon lhabitude de ses compatriotes, de damné voleur de nègres, une altercation assez vive s'ensuivit. Je lui demandai si ce nétait pas assez de m'avoir enlevé de chez moi, de m'avoir désarmé, volé emprisonné en pays étranger, sans venir ainsi insulter dans sa prison un homme malade et sans défense. Ils me quittèrent enfin sans avoir atteint leur but, et enfermèrent le mulâtre dans la chambre du rez-de-chaussée. " Mon attitude dans cette circonstance n'était qu'une feinte; je connaissais en effet ce mulâtre. C'était Charles Fisher, homme libre, qui avait exercé à Lawreuce la profession de barbier, et que les chasseurs d'esclaves avaient enlevé par trahison. Dès que tout bruit eut cessé, je fis passer à Fisher un billet au crayon pour lui demander l'explication de sa conduite. Il me répondit qu'il était fâché de ce qu'il avait fait, mais qu'il n'avait pu refuser d'obéir, Hutchinson lui ayant dicté son rôle. Il me donna en même temps quelques détails sur son enlèvement. Enfin, le 20 juin, s'ouvrit la session de la cour d'assises du comté de Buchanan : le juge Norton présidait. Ma cause fut appelée le second jour. Mes défenseurs étaient les mêmes qu'auparavant. Le colonel Domphan, qui avait déjà parlé contre moi la première fois, était le seul avocat du ministère public, car je ne compte pas un accusateur volontaire dont il sera question plus loin. " Le maire Wood, présent cette fois, ne put que répéter de vive voix sa déposition écrite relative à l'esclave Dick. Comme j'avais fait, quelque temps avant mon arrestation, un voyage à Holton, l'accusation chercha à prouver que, dans cette excursion, je m'étais proposé de jeter le mécontentement dans l'esprit des esclaves. Mes avocats me défendirent fort bien du reste, ils n'avaient qu'à exposer la vérité. Mais le juge, en résumant son appréciation, trouva que le jury pouvait conclure à a culpabilité d'après les faits énoncés; autrement, il se montra juste et impartial dans ses décisions et ses instructions. L'accusateur volontaire auquel j'ai fait allusion était l'honorable James Greugb, membre de l'assemblée fédérale, représentant pour le Missouri de l'ouest. Par un motif que j'ignore, peut-être pour se rendre populaire, il se montrait très affairé dans mon procès, agissant comme intermédiaire entre l'avocat du gouvernement et le jury. Il allait sans cesse de l'un à lautre, exposant sans nul doute à chacun les raisons qu'il jugeait propres à exercer quelque influence sur les décisions. Si sa physionomie n'eût pas dénoté sa malveillance, il eût été amusant de le voir, d'un air empressé, parler à un des jurés, passer à un autre, et, dans la chaleur de ses arguments, lever le doigt qu'il secouait à la hauteur de leur figure. Dans nul Etat du Nord on n'aurait toléré une pareille intervention. Peut-être les raisons émises par l'honorable membre du Congrès eurent-elles leur effet, car, après avoir délibéré un jour et une nuit, et avoir été pendant ce temps accessibles, à l'heure des repas, à tous ceux qui voulaient leur parler, les jurés me déclarèrent coupable, malgré la loi et l'évidence, et me condamnèrent à cinq années d'emprisonnement et de travaux forcés au pénitencier. Mes défenseurs signèrent une liste d'objections, et demandèrent à en appeler à la cour suprême, ce qui fut accepté. La sentence fut donc prononcée, mais lexécution en fut ajournée jusqu'à ce que le résultat de notre appel fût connu.
Le ministère public avait dressé contre moi douze autres actes d'accusation un pour chacun des hommes de couleur trouvés avec moi lors de mon enlèvement. On voulait un verdict pour chacun, l'affaire de Dick n'était qu'un ballon d'essai, et l'on espérait en fin de compte me faire condamner à soixante-cinq ans de travaux forcés, c'est-à-dire à perpétuité. Heureusement mes amis, qui avaient appris ma condamnation, ne restaient pas inactifs. Le 23 juillet, en regardant dans la rue par la fenêtre de ma cellule, je vis passer rapidement un homme en manches de chemise qui ressemblait à un ouvrier. Un coup d'oeil, prompt comme l'éclair, qu'il rue lança à la dérobée, suffit pour me faire reconnaître une figure amie. Peu de temps après, je vis un autre homme flâner autour de la prison, et, de temps à autre, lever furtivement les yeux vers moi. Il avait l'air d'un marchand, et rue fit un signe bien connu des Free State Men du Kansas. II y avait séance au palais de justice ce jour là, et, les fenêtres étant ouvertes, je pouvais voir ce qui se passait dans la salle. Tout à coup, je reconnus au nombre des témoins une troisième personne qui ne m'était pas étrangère et qui parlait de la prison avec un des citoyens. " Je dis à mes compagnons de captivité que je venais de voir des anges se promener autour de la prison. Ils se moquèrent de moi. Je me mis à faire un paquet de mes vêtements, et, prétextant la fraîcheur des soirées, je fis demander à Mme Brocon les chemises qu'elle avait dû laver pour moi. Alors seulement mes compagnons commencèrent à me prendre au sérieux et à vouloir aussi faire leurs paquets. Vers le soir, la porte s'ouvrit, et à la grille parut un jeune homme qui portait un sac de nuit et semblait être très pressé. Il me dit qu'il avait vu récemment ma femme et mon fils, que tous deux se portaient bien et comptaient me revoir dans quinze jours. En même temps, il examinait la prison tout en parlant au geôlier. Il venait d'attirer l'attention de celui-ci sur un moyen particulier de ventilation, lorsque, me doutant de quelque chose, je l'observai et je vis un petit morceau de papier dans la main qu'il tenait derrière le dos. Je pris ce billet, et le jeune homme se retira presque aussitôt sans affectation. " Quand la porte fut fermée, les prisonniers, dont l'attention était déjà mise en éveil, et qui avaient surveillé les moindres gestes du visiteur, voulurent voir le papier. Je lus tout haut ces mots : -" Soyez prêt, à minuit. " " Mes compagnons me représentèrent alors la folie d'un projet de fuite et l'impossibilité du succès, mais ma confiance inébranlable les gagna, et quelques-uns se préparèrent à profiter de toutes les éventualités. " A neuf heures, un orage furieux éclata. La pluie tombait à torrents; nous étions tous à la fenêtre à regarder les éclairs, tandis que de formidables éclats de tonnerre et les mugissements d'un vent impétueux semblaient ébranler la terre. Vers minuit, on entendit frapper un grand coup à la porte de la prison. -" Qui est là? Que voulez-vous? demanda le geôlier. -" Nous venons du comté d'Andrew, et nous avons un prisonnier que nous voudrions faire enfermer pour plus de sûreté. Ouvrez vite. -" Quel est ce prisonnier?" - C'est un fameux voleur de chevaux." -"Avez-vous un mandat d'arrêt?" -"Non, mais tout est en règle." - "Je ne puis pas admettre un prisonnier sans mandat. Si vous ne voulez pas, vous serez cause d'un malheur; c'est un furieux; et nous avons eu bien du mal à le prendre. Nous vous apporterons, au matin, tous les certificats nécessaires. " " Le geôlier descendit et les laissa entrer, tout en maugréant; puis se tournant vers le prisonnier : " "Qu'en dites-vous? Croyez-vous qu'on puisse vous convaincre du délit?" - "Non; on a bien trouvé le cheval en ma possession, mais on ne pourra pas prouver qu'il a été volé." - "Eh bien ! s'ils ont trouvé le cheval en votre possession, je crois deviner qu'ils n'ont pas tort, et je vais vous enfermer. " " Nous les entendîmes bientôt s'approcher, et nous nous cachâmes tout habillés sous nos couvertures. La porte s'ouvrit et je vis le geôlier, le voleur qui avait les mains liées et trois hommes, dont deux tenaient le prisonnier. Celui-ci, arrivé à la grille, refusait d'avancer. -"Je ne veux pas, dit-il, être enfermé avec des nègres." -"Oh ! répliqua le geôlier, nos nègres sont enfermés en bas." - "Avez-vous ici Doy, le vieil abolitionniste?" demanda un des hommes. - "Oui, le docteur Doy est ici." - "Eh bien! c'est lui que nous venons chercher," dit aussitôt le questionneur. - "Oui, ajouta un de ses camarades, nous sommes venus non pour te livrer un prisonnier, mais pour en délivrer un qui est injustement enfermé. " " Au même instant, le faux voleur dégagea ses mains des liens qui paraissaient l'enchaîner, et qui se trouvèrent transformés en un noeud coulant dont il tenait la boucle cachée dans sa main. Le geôlier voulut s'élancer pour fermer la porte, mais un des hommes lui mit un pistolet sur la poitrine. " Il est trop tard, monsieur Brocon. Si vous résistez, si vous faites le moindre bruit, vous êtes mort. La porte d'en bas est gardée, la prison est entourée de gens armés. Noirs avons pris toutes nos mesures: ainsi restez tranquille. " " Pendant que le faux voleur m'aidait à me lever, le geôlier prit la parole. " Messieurs, dit-il, je suis en votre pouvoir et forcé de me soumettre, mais que le docteur décide. Docteur, ne pensez-vous pas que vous ferez mieux de rester jusqu'à ce que vous soyez légalement acquitté par la cour suprême? En vous enfuyant ainsi, vous courez le risque d'être repris. -"Monsieur Brocon, répondis-je, j ai été enlevé sans raison de chez moi, et je crois être parfaitement dans mon droit en reprenant ma Liberté comme je le puis. Quant à la cour suprême, je ne me fie à aucune cour du Missouri. Mes papiers d'ailleurs n'y parviendront jamais. Je vais donc partir avec mes amis et courir le risque d'être repris. " " J'étais prêt je serrai la main du geôlier en le remerciant des soins qu'il avait eus pour moi. Mes amis lui rappelèrent que la prison était cernée, et qu'on ferait feu sur lui ou sur tout autre qui essayerait de donner l'alarme on de sortir avant le jour. Comme les autres prisonniers voulaient nous suivre, mes amis s'y opposèrent formellement, en leur disant qu'ils étaient venus seulement pour réparer une injustice, et non pour soustraire aux lois ceux qui les avaient violées. " Au bas de l'escalier, nous rencontrâmes M. Slayback, qui, arrivé trop tard par le chemin de fer, venait demander au geôlier un asile pour la nuit. A la demande de M. Brocon, et pour dégager sa responsabilité, mes amis exposèrent à M. Slayback ce qui arrivait, et l'invitèrent à attester que le geôlier n'avait fait que céder à la force. " A la sortie de la prison nous trouvâmes d'autres amis qui nous attendaient. Je mévanouis de faiblesse, et deux de mes camarades furent obligés de m'emporter en me soutenant par les bras. Nous eûmes beaucoup de peine à nous diriger dans les ténèbres, mais enfin nous atteignîmes la rivière. Là nous eûmes un autre embarras nous ne pouvions retrouver nos bateaux. Cependant deux hommes de la police s'étant approchés de nous avec leurs grandes lanternes, nous aperçûmes ce que nous cherchions, et nous nous hâtâmes de nous embarquer; puis les uns firent force de rames, pendant que les autres vidaient avec leurs chapeaux l'eau qui remplissait les embarcations. Nous atteignîmes enfin la rive du Kansas. On me fit monter dans un fourgon couvert, et on tira deux coups de pistolet pour annoncer notre succès aux amis qui étaient restés à faire le guet autour de la prison. Je partis ensuite avec mes libérateurs. Ils étaient dix, les uns à pied, les autres à cheval. Nous ne nous arrêtâmes pour déjeuner qu'après avoir fait vingt milles, et notre hôte nous conduisit ensuite avec son, propre attelage à douze milles plus loin. Tout le long de la route, une foule de gens venaient nous féliciter; évidemment ils avaient été prévenus de cette expédition. Le matin, quelques Missouriens nous avaient suivis de loin, mais sans nous effrayer. Mes dix compagnons suffisaient pour leur tenir tête; d'ailleurs d'autres amis avaient été placés en embuscade sur divers points, et nous auraient prêté main-forte au besoin. Toutefois, pour en finir, quatre de mes libérateurs se détachèrent de la troupe vers trois heures de l'après-midi, et chassèrent les Missouriens qu'on ne revit plus. Ce premier jour, nous voyageâmes jusqu'à minuit. Le lendemain lundi, à cinq heures de l'après-midi, nous avions parcouru quatre-vingt-dix milles, et nous arrivions à Lawrence, la Cité de Refuge. " Une triple salve d'artillerie célébra notre retour, et mes dix valeureux libérateurs, accueillis par de chaleureuses acclamations, reçurent les félicitations que méritait le succès de leur aventureuse entreprise. Grâce à leur courage et à leur persévérance, j'ai été rendu au pays que j'aime tant, à ma famille, à mes amis, et à la liberté. " extrait du récit de John Doy. ( publié en France en 1862)
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