Scriptmania
"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)
Les villageois néolithiques et chalcolithiques avaient certes eu recours depuis longtemps pour compter à de petits objets façonnés en argile, équivalents des cailloux utilisés dans un grand nombre de sociétés archaïques. Mais jamais ils n'en avaient fait des pièces comptables susceptibles d'être transmises comme des messages à des gens éloignés dans l'espace ou dans le temps. Or de tels documents apparurent seulement 11, nouveauté décisive, à l'époque d'Uruk, sous la forme de boules creuses en argile, servant d'enveloppes pour maintenir les symboles des chiffres, voire aussi des denrées comptabilisées. Ces petits objets furent bientôt reproduits à la surface des enveloppes, en attendant de l'être sur les pains d'argile qui les remplacèrent. La " tablette" était née pour les besoins d'une comptabilité manifestement prise en main, à Uruk, par l'administration de la monarchie, c'est-à-dire de la forme la plus ancienne de l'État. Plus profondément, la tablette était née du besoin de transmettre l'information, autant que de garder mémoire en complétant les signes numéraux par des signes, abstraits ou pictographiques, pouvant certes ressembler aux figures stylisées autrefois par les peintres de vases, alors qu'ils en différaient radicalement par leur intention comme par une stylisation nullement décorative et par leur répartition qui ne l'était pas davantage. En effet, les nouveaux signes proprement graphiques, fussent-ils numéraux, visaient à fixer moins le discours parlé qu'une pensée organisée selon les besoins tout nouveaux de la gestion comptable. Celle-ci s'exprima dans le cadre visuel de cases ou de colonnes, et bientôt, dans des listes de notions très diverses que nous appelons listes lexicales 12. De tels documents correspondent à l'une des tendances les plus caractéristiques de la pensée mésopotamienne ultérieure.
La rédaction de ces documents: missives comptables, puis inventaires et listes, déboucha rapidement sur l'expression de la parole elle-même, parce que pour les utiliser, on devait certainement les lire à haute voix, quelle que fût leur répartition graphique. On passa ainsi à l'écriture phonétique, et non plus seulement idéographique. Au contraire, les figures ornant les vases peints archaïques étaient multipliées et réparties de façon foncièrement décorative, incompatible avec de tels discours.
Les premiers citadins de Sumer élargi, englobant la Susiane, intimement liés aux paysans, se firent immédiatement colonisateurs marchands, et portèrent au loin, jusqu'au cur de la future Médie et à Malatya dans l'actuelle Turquie, leur civilisation prodigieusement enrichie, au sein de populations attardées dans leur culture traditionnelle. Ils atteignirent aussi, d'une manière qui nous échappe, I'Égypte longuement attardée dans l'archaïsme de tradition néolithique. Et ce contact semble avoir été décisif, car la civilisation pharaonique jaillit, elle aussi, presque d'un seul coup, avec la figure immédiatement reconnaissable à son serre-tête, sa barbe et sa jupe en cloche, du roi-prêtre 13, que l'on pourrait croire exécutée par un artiste sumérien émigré, sur le manche de couteau en ivoire de Gebel el Arak (fig. 3).
Fig. 3. Décor du manche de couteau de Gebel el Arak (Haute Égypte). Vers 3300 av. J.-C. Louvre.
Et plus rapidement encore qu'en Sumer, et en toute indépendance, une écriture pictographique dite hiéroglyphique fut prise au service d'une royauté d'emblée soucieuse, avec le roi " Scorpion ", puis surtout le roi Narmer 14, de signer ses monuments commémoratifs, pour le présent et pour l'avenir, des événements effectivement décisifs qui avaient abouti à la création de la double monarchie égyptienne. Il s'agit là à proprement parler des plus anciens documents historiques, destinés comme devait le chercher 3000 ans plus tard le bon Hérodote, à "empêcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de la mémoire," (Hérodote, I, 1). Les premiers scribes égyptiens, au service des premiers rois, furent donc historiens, puisqu'ils rédigérent au moins le libellé des noms royaux, à côté d'une iconographie descriptive presque pictographique, sur des objets conçus pour être des documents dont l'autorité de référence allait s'imposer aux générations futures.
11 Pierre AMIET, L'âge des échanges inter-iraniens. 3500-1700 au. J.-C., 1986, P. 75 SS.
12 J. GOODY, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris, 1977, P. 148; 169; 191.
13 Rainer M. BOEHMER, "Orientalische Einflüsse auf verzierten Messergriffen aus dem spätdynastischen Agypten". Archaologische Mitteilungen aus Iran, 7 (1974) p. 15 s., Tf. 6 (1): roi-prêtre dompteur sur le manche de couteau de Gebel el Arak.
14 J.-E. QU BELL, Hierakonpolis. London, 1900-1902, pl. XXVI; XXIX. A ces illustrations de victoires égyptiennes correspond dans le monde sumérien, le thème de la victoire royale (fig. 2): P. AMIET, La Glyptique mésopotamienne archaïque (1980), fig. 659-661.
Return to the main page
[écrire à: Michel.Lopez@univ-lemans.fr][Mail to: Michel.Lopez@univ-lemans.fr]
[copyright Michel.Lopez@univ-lemans.fr]