Scriptmania

 

 

"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)

 

C'est une telle autorité que Flavius Josèphe, dans sa polémique Contre Apion pour rendre justice au peuple juif, fit valoir en l'opposant à l'historiographie grecque caractérisée, disait-il, par " I'insouciance ... depuis l'origine, à consigner chaque événement dans des annales officielles" (I,20). A l'époque, précisément, où toute la tradition néo-testamentaire sacralisait la référence aux vieux textes bibliques dans la formule "selon les Écritures", Josèphe se présentait en somme en digne héritier de la tradition des plus anciennes civilisations historiennes de l'Orient, créatrices de l'écriture.

Les tâtonnements inévitables de la recherche archéologique ont commencé par donner l'illusion d'une suite d'étapes considérées comme préhistoriques ou proto-historiques, ou " périodes " qui auraient jalonné longuement le développement progressif de la civilisation écrite. Il apparaît désormais, au contraire, que cette dernière fut mise en place presque d'un seul coup, vers le milieu du IVe millénaire, et fut d'emblée potentiellement historique. Aussi significatif que celui de l'écriture, I'essor subit des arts narratifs et réalistes de la sculpture et de la glytique, rompit avec la tradition qui se définit ainsi comme préhistorique. Et cette tradition plus ancienne, archaïque, était caractérisée dans les domaines de l'art, trop facilement considérés de nos jours comme d'intérêt secondaire, par une "stylisation", c'est-adire un rejet du réel, reflet d'une psychologie profondément différente, dans laquelle l'homme occupait une place mineure et n'était certainement pas la référence qu'il devint par la suite seulement. L'art de l'époque nouvelle, qui apparaît d'abord comme potentiellement historique, au cours de laquelle furent établies presque d'un seul coup les normes de l'art des temps historiques, apparaît comme le reflet d'une forme très ancienne de ce qui mérite d'être défini comme un humanisme. C'est donc au niveau le plus intime de la pensée que l'on doit se placer, et non plus simplement à celui de la production de la nourriture ou de la technologie.

Cette observation rejoint celle de Cl. Lévi-Strauss 15 selon qui "le propre de la pensée sauvage est d'être intemporelle". Les sociétés qui méritent d'être, au moins à cet égard, définies comme primitives, "le sont parce qu'elles se voudraient telles ". Elles subissent l'histoire "qu'elles n'aiment pas", "car leur idéal serait de rester dans l'état où les dieux ou les ancêtres les ont créées à l'origine des temps".

Les peuples qu'il convient de définir comme " sans histoire ", doivent donc être rapprochés des cultures que nous définissons comme préhistoriques et qui s'opposent aux civilisations historiques parce qu'historiennes. Et dans ces conditions, la mutation majeure de l'histoire humaine ne serait-elle pas, plutôt que la " révolution néolithique ", celle du passage très rapide, vers le milieu du IVe millénaire, de la préhistoire à l'histoire au moins potentielle dont l'écriture fut l'un des principaux révélateurs, survenu lors de la "révolution urbaine"? Et les innombrables signes, antécédents réels ou supposés de l'écriture, pour intéressants qu'ils soient, ne sauraient nous leurrer. C'est bien de l'écriture proprement dite de Sumer et d'Égypte que tout est parti. Désormais, deux types de sociétés ont coexisté: celles qui écrivent et font l'histoire, et celles qui n'écrivent pas et dont les autres relatent ou ignorent l'histoire. Les premières: Sumer et l'Égypte pharaonique, ont commencé par s'intéresser au futur, pour lui transmettre le souvenir d'humbles transactions et déjà, en Égypte puis en Sumer, du nom de potentats dont la filiation organisée en listes dynastiques était appelée à servir comme de calendrier au temps historique 16. Ensuite seulement, ces civilisations se sont référées aux documents rédigés autrefois. A cet égard, la plus ancienne rétrospective proprement historique se trouve dans le récit des démêlés des États sumériens de Lagash et d'Umma, rédigé sur l'ordre d'Entéména de Lagash 17, vers 2400 avant J.-C. Il se référa en effet à la stèle sur laquelle le déjà lointain Mesalim de Kish avait notifié son arbitrage. Ce même Entémèna usa aussi le premier des grands mots de fraternité à propos de l'alliance avec son illustre voisin d'Uruk, et de liberté 18. Et précédemment déjà, les scribes d'Abu Salabikh près de Nippur s'étaient essayés à mettre par écrit les sentences de sagesse de l'antique cité, de Shuruppak la ville du héros sumérien du Déluge.

 

15 Cl. LÉVI -STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, 1962, P. 348. Cl. LÉVT-STRAUSS et D. ERTBON  "De près et de loin". Paris, 1988, P. 175.

16 A.-K. GRAY50N " Histories and Historians in the Ancient Near East. Assyria and Babylonia". Orientalia 49, Roma, 1980, p. 190.

17 Edmond SOLLBERGER et Jean-Robert KUPPER, Inscriptions royales sumériennes et akkAdiennes Paris, 1971, p. 71.

18 Maurice LAMBERT, La Revue du Louvre, 21 (1971) p. 4-5. M. LAMBERT "L'expansion de Lagash au temps d'Entemena". Revista degli Studi Orientali. Roma, XLVII (1973), p. 1-22.

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