Scriptmania

 

 

"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)

 

Il est permis d'admettre que, comme en Égypte, les traditions de cette littérature remontaient à l'époque de la naissance de l'écriture et de la monarchie administrative qui l'avait mise en œuvre.

La ruplure avec le passé pré-urbain est bien marquée dans la littérature sumérienne par l'absence de souvenir de ce passé qui n'a été évoqué qu'indirectement, par des mythes Il n'était nullement imaginé comme paradisiaque, encore moins comme un "âge de la pierre, âge d'abondance", 19. Au contraire, le bon ordre et le bien-être étaient liés à la civilisation urbaine, garantie par le roi idéal depuis que "la Royauté était descendue du ciel". Et cette civilisation était conçue comme l'antithèse de la barbarie des nomades faméliques 20 fort proches de ce que nous appelons les préhistoriques. La monarchie sumérienne était enfin solidaire de la religion qui pour la première fois conçut les dieux à l'image des rois appelés à jouer leur rôle dans les cérémonies du culte. Cet anthropomorphisme constitua aussi un progrès décisif puisque les dieux acquirent ainsi une personnalité proprement dite. En outre, le monde des dieux fut organisé en un panthéon calqué sur l'ordre cosmique. Il importe de rappeler brièvement le caractère spécifique de cette conception du monde aux composantes régies ou personnifiées par des dieux. Cette conception fut exprimée dès la première moitié du IIIe millénaire sous la forme de listes divines qui présentaient d'une façon condensée au maximum des théogonies, transpositions de cosmogonies qui transposaient ellesmêmes aux "origines" du monde l'état de la nature dont l'harmonie était garante de toute vie. Une telle liste divine élaborée à Shuruppak 21 mentionne en tête les trois dieux majeurs attestés déjà à l'époque de Djemdet-Nsar et qui constituèrent par la suite à Babylone la "triade" suprême: An, le ciel, Enlil, le vent ou l'atmosphère, Enki, I'abîme des eaux douces. On a seulement inséré avant ce dernier le nom d'Inanna, déesse-planète Vénus, apparemment pour marquer la prééminence de l'antique cité d'Uruk dont elle était la patronne. Cette très ancienne théogonie expose donc l'état physique de la basse Mésopotamie, interférant avec son état politique: de telles interférences ne devaient plus cesser par la suite, mais ne sauraient infirmer le caractère foncièrement cosmologique d'une religion présentée constamment dans des mythes circonstanciels, adaptés à la fois à des rituels tels que celui du nouvel-an, et à des circonstances politiques dont l'élévation de Marduk, garante de celle de Babylone, devait devenir l'exemple classique. Ce systéme theo-cosmologique reposait sur le thème des deux générations illustré avec prédilection dans le riche répertoire des sceaux-cylindres de l'époque d'Akkod 22 : le couple âgé engendrait annuellement, selon le thème de l'éternel retour, le dieu-jeune et dynamique, mourant en été, en tant que personnification de la végétation, ou régnant aux enfers en tant que personnification du soleil brûlant de l'été. Est-il besoin de rappeler que ce dieu ne "réssuscitait" pas? Il naissait au début de chaque année comme à l'aurore de l'histoire du monde. Le rôle de ce jeune dieu était joué par le roi vainqueur, dans le thème de la Victoire, et en tant qu'époux divin, dont la rencontre nuptiale avec la déesse incarnée comme lui, illustrée déjà dans l'iconographie d'Uruk, paraît impliquer dès cette haute époque le fonctionnement de toute l'institution monarchique traditionnelle. Cette monarchie était liée à la conception du cosmos régi par la triade suprême et par les dieux jeunes dont les mieux connus sont Nin-Girsu, patron de Lagash, et bien plus tard, Marduk de Babylone.

Cette même monarchie de type sumérien fut la clé de voûte des civilisations de l'écriture cunéiforme, issues de celle de Sumer. Son organisation en dynasties servit depuis une haute époque de cadre à la connaissance d'un passé qui intéressait vivement les Sumériens, aussi bien que leurs héritiers de Babylone qui, cependant, ne créèrent jamais de mot exprimant ce que nous appelons l'Histoire. Cela ne les empêcha nullement de s'y référer en maintes occasions, jusqu'après la conquête macédonienne, en vue d'affirmer, alors, ce que nous appellerions leur identité et leur fierté nationale 23.

La civilisation originellement sumérienne, fondée sur la monarchie administrative, était née à l'issue d'une longue préparation préhistorique dont elle peut être considérée comme l'aboutissement en somme normal, en dépit de tout ce qui lui confère son caractère de mutation. Cette civilisation eut un développement immense, dans le temps, pendant trois millénaires, et dans l'espace, et son effondrement brutal, comparable à certains égards à sa naissance, doit être regardé comme la condition d'une nouvelle mutation, tout aussi décisive. Mais ce fut le fruit d'un processus complexe en au moins deux temps, de sénescence, variante d'une décadence, et de naissance d'un monde nouveau groupant des civilisations indépendantes, tout en présentant des caractères communs.

 

19 Marshal SAHLINS, Âge de pierre, âge d'abondance. Paris, 1976. Gabriel CAMPS, La Préhistoire. A la recherche du paradis perdu. Paris, 1982, p. 302 s.

20 Bent Alster, " Dilmun, Bahrain and the alleged Paradise in Sumerian Myth and Literature", in: Daniel POTTS, ed.: Dilmun. New Studies in the Archaeology and Early History of Bahrain. Berliner Beitrage zum Vorderen Orient, 2. Berlin, 1983, p. 55-58.

21 VAN DIJK, "Le motif cosmique dans la pensée sumérienne". Acta orientalia, 28

22 Pierre AMIET, "Pour une interprétation nouvelle du répertoire iconographique de l'époque d'Agadè ", Revue d'Assyriologie et d'Archéologie orientale, 71 (1977) p. 107-116.

23 A.-K. GRAYSON, "Histories and Historians...", Orientalia, 49 (1980), p. 192.

next page

Return to the main page

[écrire à: Michel.Lopez@univ-lemans.fr][Mail to: Michel.Lopez@univ-lemans.fr]

[copyright Michel.Lopez@univ-lemans.fr]