Scriptmania

 

 

"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)

 

En Mésopotamie où elle avait été conçue, la civilisation de type sumérien était bien adaptée à un milieu très particulier. Elle s'imposa aussi, à partir du milieu du IIIé millénaire, ponctuellement dans certains pays du Levant: à Mari, à Ebla qui n'en gardérent pas moins une forte originalité, à côté d'une civilisation dite du Bronze ancien, beaucoup plus archaïque et qui resta en dépit de l'aspect urbain de ses agglomérations, en deçà de la mutation marquée par l'usage de l'écriture et l'essor des arts devenus dès lors traditionnels. Cet archaïsme fut sans doute l'une des causes de l'effondrement de cette civilisation du Bronze ancien en Palestine, et du large retour au nomadisme de la population. Ce fut seulement à partir du IIe millénaire que de nombreux royaumes du Levant, souvent fondés nouvellement grâce à la sédentarisation des nomades Amorites, adoptèrent l'écriture de Sumer, avec la langue de Babylone, pour leur administration dont le palais de chaque État était le cœur. L'empire hittite naquit à cette même époque, en adoptant aussi l'écriture cunéiforme; des monarchies de type apparenté, quoique indépendantes, naquirent en Crète puis dans la Grèce mycénienne, en élaborant leurs écritures particulières. Une époque particulièrement brillante, dite du Bronze moyen et récent fut ainsi inaugurée, marquée par l'intervention constante de l'Égypte avant et surtout après l'intermède des Hyksos, dans un vaste concert des nations. La longue élaboration de l'alphabet, en marge et au cœur des administrations urbaines, illustre l'originalité de la civilisation du Levant, tandis que la métallurgie du fer naissait en Anatolie hittite. Mais ces deux "inventions", pour importantes qu'elles fussent, coïncidèrent seulement avec un événement à nos yeux d'importance majeure: I'effondrement dans tout le Levant et le bassin oriental de la Méditerranée, de la civilisation " palatiale', à l'aube du XIIe siècle. Les circonstances et les causes de cette catastrophe peuvent être déduites surtout de l'analyse des archives mycéniennes en Linaire B 24, et de celles du petit royaume d'Ugarit 25. La soudaineté et la simultanéité de la disparition de royaumes et d'empires brillants appellent une explication commune, qui ne saurait résider dans des accidents tels que des invasions ponctuelles dont la coordination apparaît invraisemblable.

Il semble plutôt que l'administration trop centralisée des palais imposait une spécialisation excessive, une concentration de populations dans les villes, au détriment de leur environnement campagnard qui se dépeupla. Plus exactement, I'exploitation abusive des populations rurales, pourvoyeuses en nourriture des citadins groupés autour des palais, dot provoquer une fuite dans des villages aussi éloignés que possible. Les paysans durent aussi rejoindre les populations non urbanisées telles que les redoutables Habicu, et autres nomades qui arpentaient les franges du grand désert syro-arabique.

Finalement, le vaste complexe de civilisations conventionnellement dites du Bronze, riche de sa diversité et de l'intensité de ses échanges, implosa en quelque sorte d'un seul coup dans l'ensemble du Levant et de la Méditerranée orientale. Cela provoqua de vastes déplacements des populations marginales, maritimes d'une part, et ce furent les "Peuples de la Mer" arrêtés de justesse par les Égyptiens; nomades d'autre part, et ce furent les Araméens qui s'agitèrent longuement comme leurs proches-parents Hébreux et de Transjordanie, avant de se fixer dans les territoires laissés vacants. Et ils fondèrent ensuite des royaumes que l'on peut définir comme nationaux 26, d'un type largement nouveau, là où avaient disparu les royaumes devenus archaïques de ce qu'il est convenu d'appeler l'âge du Bronze.

Symétriquement, mais dans une obscurité bien plus grande, les populations agricoles de tradition archaïque, répandues sur les hautes terres de l'Est, revinrent en grand nombre, et pour des raisons qui nous échappent, au nomadisme. Il en fut ainsi en Élam, seul pays de tradition historique analogue à celle de Sumer et de Babylone. Le berceau montagnard de ce royaume, dans le Fars actuel, passa au nomadisme dès le milieu du IIe millénaire, mais les transhumances de ses pasteurs durent maintenir un contact lâche avec les agriculteurs et les citadins de Susiane 27. C'est dans ce vaste monde largement vacant et ouvert sur les steppes d'Asie centrale que durent s'infiltrer sans grands heurts les tribus iraniennes qui donnèrent au plateau son unité linguistique, en substituant leur langue unique aux vieux idiomes locaux. Ils apparaissent ainsi dans l'histoire au IXe siècle, quand les Assyriens nomment certains de leurs chefs au nom indo-européen, qu'ils désignent comme des Mèdes, répandus au centre des monts Zagros. La vitalité de leurs voisins Ellipi, dans le Luristan actuel 28, dut recevoir comme un coup de fouet à leur contact, car on assiste chez ces nomades répandus autour des petites forteresses de leurs chefs, à la résurrection de traditions élaborées aux temps préhistoriques, et restées telles, en marge des grandes civilisations urbanisées. C'est ainsi que les mêmes thèmes, tels que celui du maitre des animaux ou celui du taureau androcephale ailé, ont été traités simultanément de façons radicalement différentes chez les brouziers du Luristan (fig. 5) et aux portes des palais assyriens (fig. 4). Chez les premiers, une stylisation débridée et une créativité presque extravagante constituent l'antithèse du réalisme des anatomies sculplurales des figures décorant les secondes.

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Fig. 4. — Taureau ailé androcèphale: jambage de porte du palais de Sargon à Khorsabad. Fin VIIIe . av. J.-C. ; Haut. environ 4 m. D'aprés H. Frankfort. Fig. 5. — Taureau androcephale ailé:

plaque de mors du Luristan; VIIIe-VIIe siècle av. J.-C.; Louvre. Haut.: env. 15 cm.

 

24 N.-K. SANDARS, Les Peuples de la Mer. Guerriers de la Méditerranée antique, Paris, 1981, P. 83; 196-198.

25 Mario LIVERANI, article Ras Shamra. Histoire, dans Dictionnaire de la Bible Supplément, Paris, 1979, col. 1346-1348. M. LlVERANl, "Ville et campagne dans le royaume d'Ugarit. Essai d'analyse économique". Dans Societies and Campagnes of the Ancient Near East. Studies in Honour of I. M. Diakonoff. Warminster, 1982, p. 257-259.

26 G. BUCCELLATI, Cities and Nations in Ancient Syria. Studi Semitici, 26. Roma 1967.

27 Pierre DE MIROSCHEDJI, "La fin du royaume d'Anhsan et de Suse". Zeitschrift fùr Assyriologie 75 (1985), p. 288, s. ID., "La fin de l'Élam: essai d'analyse et d'interprétation". Iranica Antiqua 25 (1990).

28 Pierre AMIET, Collection David-Weill. Les Antiquités du Luristan. Paris, 1976, p. 27 s., p. 99 s. E. CARTER and M. W. STOT PER, Elam. Surveys of Political and Archaeology. University of California, 1984, p. 86 et 88.

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