Scriptmania

 

 

"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)

 

Cette double interprétation, réaliste et stylisée, des mêmes thèmes iconographiques, apparaît comme exemplaire, si l'on songe que l'on observe un fait analogue en Europe, quelques siècles plus tard. Les Parisii comme les Arvernes et d'autres nations gauloises imitèrent au IIe siècle les chefs-d'oeuvre du classicisme qu'étaient les statères de Philippe de Macédoine 29. Ils créèrent ainsi d'autres chefs d'œuvre, radicalement différents, en stylisant leurs modèles à outrance, non par maladresse, mais selon un génie couramment attribué aux Celtes. Mais précisément, ce qu'il est convenu d'appeler " I'art celte " ne serait-il pas plutôt celui des Européens ethniquement fort divers, restés préhistoriques, en marge des civilisations historiques de la Méditerranée ?

Au Levant, les populations nouvellement organisées en États nationaux gardèrent des liens étroits avec leurs cousins nomades. "A tes tentes, Israël ! ", pouvait-on encore s'écrier à la mort de Salomon (I Rois, 12: 16). La rupture avec la tradition antérieure est bien marquée dans ce que l'on appelle le syncrétisme artistique. Alors qu'originellement, I'iconographie était un mode privilégié de l'expression de la pensée, désormais des emprunts d'une extrême diversité, tout particulièrement à l'Égypte, révélent une indifférence presque totale, reflet d'un oubli de la signification des sujets représentés. En revanche, I'alphabet définitivement élaboré dans les ports qui venaient de prendre leur personnalité phénicienne, se répandit bien plus largement que la lourde écriture cunéiforme.

Cette diffusion de l'alphabet s'explique par son adaptation aux langues parlées, autant que par la facilité de l'enseignement du petit nombre des signes, et par un support habituel plus léger: cuir ou papyrus. On put ainsi fixer et développer des traditions spécifiques d'un génie créateur original, tout particulièrement exprimé par les voyants inspirés, si différents des devins mésopotamiens 30.

Balaam, "fils de Béor, I'homme qui voyait les dieux", est devenu le type exemplaire de ces personnages, depuis qu'il est connu à la fois dans la Bible, par le livre des Nombres, et par l'inscription copiée dès le VIIe siècle sur un mur de Tell Deir 'Alla, en Transjordanie 31. Mais le texte rédigé plus d'un siècle auparavant par le roi Zakkur n'est pas moins remarquable par ses accents passionnés 32. C'est dans un tel contexte que dut se répandre la notion d'écriture sainte, fixant la parole divine elle-même. Seuls les Juifs surent conduire ce processus à son terme, en élaborant le trésor de leurs traditions conçues foncièrement comme une Histoire sainte, commençant avec la création, mais ouverte sur l'avenir messianique. Un monothéisme jaloux exprimait, dans le domaine généralement si peu rationnel de la religion, une cohérence très nouvelle. Les penseurs d'Israel en étaient arrivés là après que, mûris par la catastrophe de la destruction de Jérusalem en 586, ils furent rappelés d'exil par le Perse Cyrus. Ils surent établir, seuls, un pont entre une époque révolue et les temps nouveaux préparés par l'effondrement des grandes civilisations de Mésopotamie et de ses proches dépendances. Ces dernières avaient survécu à celles de l'âge du Bronze au Levant, dont elles étaient en fait les ancêtres ou les sœurs aînées. Elles s'étaient maintenues parce qu'elles étaient mieux enracinées, mais elles n'en étaient pas moins devenues archaïques, malgré l'adoption de plus en plus large de l'araméen. C'est ainsi que juste à l'est de la Babylonie, I'Élam qui s'était relevé au cours des premiers siècles du Ie' millénaire, ne survécut pas à la destruction de sa vieille monarchie sous les coups des Assyriens, en 646. De même l'Urartu en actuelle Arménie, pourtant bien plus jeune mais solidaire de son écriture cunéiforme, s'effondra à l'aube du VIe siècle, dans des circonstances à jamais obscures. Il succéda ainsi dans la mort à l'Assyrie elle-même, dont le dernier grand roi, Assurbanipal (669-627), comme mû par un avertissement prémonitoire, avait voulu rassembler dans sa bibliothèque de Ninive toute la littérature de référence de Sumer, de Babylone et d'Assyrie. Or la défaite infligée par les Médes alliés aux Babyloniens ne fut pas un simple épisode malheureux, comme il y en avait eu tant en Orient: ce fut une mise à mort dont l'Assyrie ne se releva pas. Elle tomba littéralement dans le néant, toute sa population ayant apparemment perdu jusqu'à son identité lors de la destruction de sa monarchie et du petit monde de ses scribes cunéiformistes.

Et Babylone suivit, quoique restaurée splendidement par Nabuchodonosor II dans les premières décennies du VIe siècle. Elle tomba comme un fruit mûr entre les mains du grand Cyrus, qui voulut cependant assumer son héritage en se faisant son roi légitime.

 

 

29 Paul-Marie DUVAL, Les Celtes. Paris, 1977, p. 170 s., 263-264.

30 Leo OPPENHEIM, La Mésopotamie. Portrait d'une civilisation, Paris, 1970, p. 230.

31 André LEMAIRE, " Les inscriptions araméennes de Deir 'Alla et la littérature aramoenne ancienne". Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1985, p.270

32 Jacques BRIEND et M.-J. SEUX. Textes du Proche-Orient ancien et Histoire d'lsraël. Paris, 1977, P. 96.

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