Scriptmania

 

 

"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)

 

Là encore, I'élite fermée des scribes qui survécut cependant longuement, fut incapable de s'adapter au monde nouveau, cependant bienveillant, qui s'identifia avec l'empire perse. Par suite, lors de sa visite moins d'un siècle après la restauration de Babylone, Hérodote en ignora totalement l'auteur et les circonstances historiques. Il se contenta d'un fatras de ragots dérisoirs relatifs à Ninus, à Sémiramis et aux femmes qui se prostituaient pieusement...

Cet effondrement généralisé de tout un monde prestigieux constitue une manière de scandale. Il survint moins du fait de péripéties militaires ou autres, que de l'arrivée à épuisement de traditions vénérables, instaurées en dernière analyse par les Sumériens quand ils avaient clos et rejeté dans l'oubli les temps préhistoriques. Ils avaient inauguré en même temps que les Égyptiens ce que nous définissons comme les temps historiques, liés à leur écriture devenue finalement aussi archaique, comme le type de civilisation qui en était solidaire.En particulier, avec la monarchie assyro-babylonienne, s'effondra la cosmologie exprimée dans l'Enuma elish, devenue périmée et qui fit place à une conception du monde accordant au ciel et aux astres une importance prépondérante. Elle s'exprima dans l'astrologie désormais classique, que conditionnait l'élaboration du zodiaque.

L'effondrement de la civilisation devenue archaique ouvrit certes l'Orient à l'hellénisme et à la rationnalité philosophique qu'il avait été seul à établir, mais une autre composante intervint en ce milieu du Ier millénaire, dans la grande mutation qui marqua le vrai début de l'Antiquité classique. Nous avons fait une brève allusion aux Iraniens, dont l'ethnogenèse apparaît comme symétrique de celle des États-nations du Levant, et qui introduisirent un impérialisme universaliste profondément différent de celui des empires centrés sur des cités. Ni Pasargades, ni Persépolis, ni Suse remodelée par Darins ne furent de telles cités, car la nouvelle monarchie avait ses racines dans des peuples-nations aux proches ancêtres non urbanisés, même s'ils surent remarquablement utiliser les vieilles administrations rajeunies par l'usage de l'alphabet, ou telles quelles, en Babylonie.

Il est accoutumé de créditer le seul Cyrus d'une forme de philanthropie manifestée dans la libération des Juifs, et qui l'opposerait aux tyrans mégalomanes tels que Darius et Xerxès. Or il devrait être évident que leur empire fut un espace de paix, fondé sur l'union du peuple-roi des Perses, et des peuples-sujets représentés en armes, c'est-à-dire libres 33. L'idéologie unificatrice de cet imposant édifice était à la fois illustré par le thème omniprésent du défilé des peuples, dans le décor de Persépolis, et par les "chartes de fondation" du palais de Suse. L'une de ces chartes, rédigée en accadien, commentait la liste des nations participant au grand œuvre en quelques lignes:

" Darius le Roi dit: Beaucoup de ce mal qui avait été fait, moi je l'ai transformé en bien. Les nations qui combattaient l'une contre l'autre, ... moi je fis en sorte, avec l'aide d'Ahura Mazda, que les gens les uns contre les autres ne se tuérent plus, et je réinstallai chacun en son pays. Et en présence de mes décisions, ils les respectèrent, de sorte que le fort ne frappe ni ne dépouille le pauvre " 34. Ce dernier souci renouait avec celui des rois de Babylone, qui avaient renoué euxmêmes avec la tradition sumérienne 35, tandis que le renvoi des déportés chez eux affirmait la continuité avec l'œuvre de Cyrus.

La grande mutation inaugurée par les Perses indépendamment des Grecs s'inscrivait donc aussi dans une discrète continuité. Faut-il en déduire, avec saint Grégoire de Nysse, que l'histoire va "de commencement en commencement, par des commencements qui n'ont jamais de fin", 36 ? Il convient sans doute de nnancer en affirmant hautement l'importance des grandes ruptures, repéres majeurs du cours d'une histoire très longue durant laquelle l'homme devint pleinement homme ou "adulte'' selon le mot de saint Irénée 37. La continuité à travers les mutations a pu être établie seulement depuis que l'Europe occidentale est partie à la recherche de ses racines orientales, de sorte que culturellement, elle est en droit de revendiquer les Sumériens pour ses premiers ancêtres.

 

Pierre AMIET.

 

33 Margaret COOL ROOT, The King and Kingship in Achaemenid Art. Acta Iranica, 19; Leiden, 1979, p. 142, n. 36.

34 M.-J. STÈVE, Nouueaux mélanges épigraphiques. Inscriptions royales de Suse et de la Susiane. Mémoires de la Délégation archrologique en Iran, Llil, Nice, 1987, p. 61-62, lignes 22-29.

35 Cf. notamment: Henri LIMET, "Rationalité et religion dans le droit sumérien" Akkadica, 22, mars-avril 1981, p. 15-32.

36 GRÉGOIRE DE NYSSE, Hom. Cant.; P. G. XLIV, 1043 B. Cité par Jean DANIÉLOU, Essai sur le mystère de l'Histoire, Paris, 1953, p. Il.

37 IRÉNÉE, Contre les hérésies, IV, 38,3: "Quant à l'homme, il fallait qu'il vint d'abord à l'existence, qu'étant venu à l'existence, il grandit, qu'ayant grandi, il devint adulte, qu'étant devenu adulte, il se multipliât...".

 

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