Scriptmania
"La naissance de l'écriture ou la vraie révolution"(suite)
P O ST FA C E
J'ai cru devoir commencer ce travail en rendant hommage à Gordon Childe, qui me semblait injustement déprécié par nos préhiatoriens, au nom de découvertes qu'il ne pouvait prévoir 1. Le premier, il a su voir que le fait néolithique ressortait du social, bien plus que du technique, à travers l'économique; depuis lors, la rechérche préhistorique dont Robert Braidwood a été l'un des principaux initiateurs, s'est attachée avec prédilection à cette "révolution néolithique!",. considérée comme événement fondateur de l'humanité pleinement développée. "Nous sommes encore, en un sens, des Néolithiques", affirmait récemment Gabriel CAMPS 2. C'est contre quoi j'ai voulu protester, en montrant qu'une mutation à la fois plus "révolutionnaire" dans sa soudaineté et son caractère bien plus radical, avait été identifiée par Childe,mais sans qu'apparemment il s'aperçut lui-même de toute son importance: sa "révolution urbaine" survenue au Proche Orient dans le courant du IVe millénaire. Mais dans la foulée, J'ai voulu montrer qu'une troisième mutation était survenue 3000 ans plus tard, inaugurant l'Antiquité classique autour du VIe siècle.
Chacune de ces motations semble s'être faite en prenant en compte les acquis de la précédente, cependant rejetée dans l'oubli. Comme le Grec a oublié le Sumérien, ce dernier a oublié le Néolithique. Et la tradition biblique, à peu prés seule, a au assumée le double héritage d'avant et aprés la mutation correspondant à ce que K. JASPERS a appelé la période "axiale" de l'histoire 3, période qui vit l'essor de l'Antiquité classique.
Mais je pense que la Bible aussi a totalement oublié l'homme néolithique, car le tableau qu'elle donne des origines de l'humanité est une synthèse foncièrement théologique et nullement le récit narratif d'un développement progressif. Ce dernier n'a été concu et envisagé, toujours en termes théologiques, que par la tradition chrétienne, que je rapellais in fine 4 . Mais je me garderais bien de mépriser sous le qualificatif de concordiste la tentative de chercher si et comment la très longue histoire humaine récemment révélée, ooïncide avec l'histoire biblique. J'ai été trop séduit par les formules bien frappées d'Irénée et de Grégoire de Nycée pour ne pas souhaiter moi aussi une approche de réconciliation des deux traditions historiques: celle de l'histoire chrétienne, tant méprisée de nos jours, et celle de l'histoire positive liée à la découverte du progrès, au XVIIIe siècle. Alors que l'on s'était attaché pour commencer à reconstituer l'histoire, à partir de textes que l'archéologie allait mettre au jour, la révélation de la préhistoire a fasciné de trés nombreux historiens, soucieux d'appréhender globalement l'histoire du monde et de l'homme. Il est certain que la recherche préhistorique a commencé en Europe ocidentale, mais il n'en reste pas moins, et ce fut le mérite de Gordon CHILDE d'en prendre conscience, que le l'roche Orient est incontournable. C'est bien là et là seulement que tout a commencé aprés la fin de l'immensité des temps paléolithiques. C'est là seulement que nous trouvons les témoins des étapes exemplaires du développement humain: technique, sociologique et politique, mental enfin, avec ses variantes régionales que Jacques CAUVIN a su parfaitement différencier tout en s'attachant à dégager une histoire de la pensée religieuse 5.
Mais de même que CAMPS avait cédé à la tentation de présenter les préhominiens comme des hommes achevés, CAUVIN, en reconstituant la pensés religieuse préhistorique de façon particulièrement brillante et suggestive, s'est laissé entrainer trop loin. Nous devrons toujours avouer que les temps préhistoriques nous seront toujours cachés dans ce domaine du fait de l'incapacité de l'homme préhistorique à exprimer même par l'image élaborée une pensée que jamais aucun comparatisme ne permettra d'expliciter, et qui en aucun cas ne saurait avoir de correspondants dans la Genése. C'est bien pourquoi je pense que la mutation suivante, la "révolution urbaine", elle aussi progressive d'ailleurs, a été décisive car c'est désormais seulement que l'homme a tenu des archives et a pu songer à se faire historien. 6
Le jardin d'Eden tel que l'évoque la Genèse aussi bien qu'Ezéchiel 28(13-14) est plein de réminiscences précises, surtout avec le chérubin, de la cosmologie mythique, caractéristique de la pensée dont les Proto-sumériens furent les initiateurs, mais ces réminiscences ont été vidées de leur polythéisme cosmologique originel. C'est ce en quoi ces vieux récits forment ce que j'appelle le "pont" entre l'époque de tradition proto-urbaine et l'époque qui vit l'essor de la rationalité, dans l'Antiquité classique. C'est dans ce monde nouveau qu'est né l'homme pleinement Homme: celui que l'Ecriture appelle Adam capable enfin de distinguer le Bien du Mal, une fois débarrassé de ce qu'on peut appeler l'archaïsme ou l'infantilisme psychologique, lié à la pensée mythique cosmologique qui fait que tant de morceaux littéraires de tradition sumérienne nous déroutent ou nous découragent. Tant de figures des mythologies nous semblent attachantes, jusqu'au moment où nous découvrons, par exemple à propos de Baal, qu'il ne s'agit que de personnifications de moments du cycle annuel. Contrairement à l'hypothèse qui a séduit tant de préhistoriens, Adam n'a rien de commun avec l'homme épipaléolithique ou avec quelque "bon sauvage" cher aux ethnologues. Pure figure théologique, il n'a pu être conçu qu'à une époque où l'homme psychologiquement formé par de longs siècles de vie urbanisée, a été capable de théologie proprement dite, c'est à dire de concevoir la divinité non-seulement capable de sentiments humains les plus raffinés, hérités de l'anthropomorphisme archaïque épuré, mais en outre, comme maîtresse des éléments cosmiques qu'avaient personnifiés les divinités en sommes immanentesde type sumérien archïque. Pour cela, il fallait une rupture vavec les temps de préparation inaugurés par les Sumériens.
A la conception de l'homme pleinement homme que symbolise Adam correspond celle du Dieu unique et Père créateur. Aux mythes "expliquant" pourquoi aucun homme n'est immortel, a été substitué l'apologue de la Chute, sans équivalent dans les mythologies. Ce récit a dû être définitivement élaboré à une époque proche de la grande mutation liée au Deutéronome et à l'Exil, mutation contemporaine à la fois de l'implosion mésopotamienne et de l'essor de la rationalité en Grèce. A l'issue de cette mutation, dès l'époque perse, la conception de la divinité a été exprimée dans une cosmologie nouvelle, selon laquelle la résidence divine était située non-plus aux confins inaccessibles du monde, à la source des fleuves, mais au "ciel" (Ésdras 1:2), de façon à rejeter l'anthropomorphisme devenu archaique, dont n'était gardé que le meilleur, sublimé. La rationalité intellectuelle et spirituelle ainsi impliquée s'est manifestée sensiblement en même temps que l'humanisme grec contemporain,
rain, exprimé à la fois par la formule de Protagoras "l'homme, mesure de toute chose", et par le réalisme dans l'art. Ce dernier, inauguré jadis sous une forme imparfaite par les Sumériens, a été retrouvé et porté à sa perfection en Grèce, d'où il s'imposa dans tout l'Orient à la suite de la victoire d'Alexandre le Grand.
Mais la religion grecque était restée archaïque en devenant totalement civique, de sorte qu'elle cessa d'être porteuse d'une espérance autre que celle de l'harmonie de la cité avec le monde divin, gage de sa survie. Il devait en être sensiblement de même à Rome, assimilatrice du patrimoine grec, mais dont l'empire fut désormais colonisable par une pensée religieuse porteuse d'espérance en un vrai salut personnel.
Le paganisme iranien fut lui aussi mis au service de l'Empire conçu comme un espace de paix universel, dont Ahura Nazda aura été le garant, présenté comme un dieu transcendant.
En personnifiant des abstractione morales telles que Arta, la Vérité ou la Justice, et surtout le Bien et le Mal, cette religion était en mesure de survivre à la destruction de l'empire achémènide. Elle inaugura une forme de théologie qui resta cependant largement une gnose, une connaissance considérée comme salvatrice, et surtout, elle ne sut jamais se dégager de la pensée mythique, présente dans l'épouvantable fatras" de l'Avesta, dénoncé déjà par Voltaire. Il lui manqua en somme la cohérence rationnelle de l'hellénisme et la personnalité chaleureuse et passionnée des dieux du Levant pour être en mesure de concevoir le dieu du Bien comme un Père aimant. Et cependant, la séduction des cultes venus d'Iran allait être très forte dans le monde romain.
Quant aux peuples du Levant, marins phéniciens colonisateurs de la Méditerranée et caravaniers araméens et arabes répandus dans toute l'Asie occidentale, la rançon de leur immense richesse fut un syncrétisme religieux qui n'était que le pendant du syncrétiame artistique, et dans lequel furent mélangés, en un fatras encore plus désespérant, des emprunts à des mythes archaïques désormais incompris, aussi bien qu'à des légendes de Babylone, d'Iran, d'Egypte et de Grèce, dont le De Dea Syria attribué à Lucien donne un exemple édifiant.
Le Judaisme seul avait établi ce que j'ai appelé un "pont" entre l'antique pensée religieuse devenue archaïque, liée à la cosmologie d'où put être dégagée l'idée de création universelle, et la foi en un Dieu personnel et unique. La cohérence rationnelle d'un vrai monothéisme était dés lors capable de rejoindre la rationalité philosophique conquise par les Grecs. La grande mutation inaugurée par les Sages d'Ionie avait été oontemporaine de la catastrophe de l'Exil; un demi-millénaire allait être nécessaire pour permettre une rencontre et une hellénisation enrichissante du ,Judaisme jusque dans sa réaction de rejet au temps des Macchabées. Seul le Christianisme allait se montrer capable de répondre à l'attente pasaionnée d'un Messie libérateur, attente exprimée dans le bouillonnement intellectuel et spirituel d'un peuple que la seule Loi ne pouvait plus satisfaire. Le Christianisme y répondit en s'attachant plus particuliérement à la tradition des grands souffrants: Jérémie et le Deutéro-Iraïe, de façon à répondre enfin, sur les plans existentiel et théologique, mais non philosophique, au problème du Mal. Ce faisant, il transforma en outre une religion foncièrement nationale en une Alliance nouvelle, universelle et personnelle, qui apportait à tous l'espérance à une époque qui coïncida ainsi avec ce que Saint Paul allait appeler la Plenitude des temps (Gal. 4:4). Histoire profane et Histoire sainte se rejoignaient enfin.
Or cette actualisation de la Loi conçue comme une vaste prophètie fut rejetée par le Judaïsme officiel, qui fut obligé de se "moderniser" lui aussi, à la suite de la catastrophe de 70, en rejetant à la fois l'hellénisme et l'universalisme pour se replier sur un nationaliame archaïque. Le Christianisme ne saurait donc apparaître comme dérivé de ce nouveau Judaisme. En réalité, c'est le Judaisme ancien qui apparait seul comme le tronc commun de deux rameaux désormais indépendants: le Christianisme et le Judaîsme rabbinique.
Pierre AMIET
1990 - 1994
R E F E R E N C E S
1. Gabriel CAMPS, La Préhistoire. A la recherche du paradis perdu. Paris, 1982, p.26- 269.
2. G. CAMPS, op. cit., p. 263
3. Karl JASPERS, Vom Ursprung, und Ziel der Geschichte, Zurich, 1949, pp. 14-15 .Traduction dans Jeanne Hersche, Karl Jaspers, Paris 1978, pp.114-116
4. "La Naissance de l'écriture"...,Revue Biblique, 1990, p.541.
5. Jacques CAUVIN, "Mémoire d'Orient: la sortie du jardin d'Eden et la néolithisation du levant", in: Les Cahiers de l'Institut catholique de Lvon, 17(1966): Mémoire de l'humanité: du néolithique à la Bible, pp. 25-40.
6. Les Sumériens, comme les Egyptiens, se sont exprimés sur ce qu'ils croyaient savoir des origines humaines. Le témoignage totalement négatif de leur littérature quant à des ancêtres néolithiques doit être absolument préféré à celui du comparatisme ethnologique aussi envahissant qu'abusif. C'est pourquoi J'ai cité Bent Alster (R.B. 1990, p,533, note 20)
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