Scriptmania

ALLIANCE DES HOMMES, ALLIANCE DES DIEUX DANS

L'ICONOGRAPHIE ORIENTALE

P. AMIET

 

Pour Agnès Spycket en souvenir d'un demi siècle d'amitié

Depuis qu'Entéména de Lagash relata la (convention de) "fraternité", nam.ses, qu'il avait conclue avec le roi d'Uruk 1, bon nombre de ce que nous appelons des traités de paix et donc, pratiquement, d'alliance entre potentats humains ont été relatés dans les littératures orientales, en attendant que l'Alliance devienne le thème récurrent des livres bibliques. Ce thème cependant semblerait avoir été difficile à évoquer par l'image, si l'on songe qu'il ne correspond à aucun thème iconographique traditionnellement répertorié. Alors que la rencontre de deux partenaires masculin et féminin peut dès l'aube de la civilisation sumérienne être interprétée à Uruk comme le prélude et le symbole d'un mariage, sacré ou profane 2, la rencontre pacifique et cérémonielle de deux partenaires masculins de même rang princier devrait logiquement évoquer une forme d'accord ou d'alliance. Cette évidence sera notre hypothèse de travail préliminaire à notre enquête. Alors qu'à partir de l'époque d'Agadé, pratiquement, les interventions conjuguées des dieux ont pu être illustrées, par exemple, par l'hommage des dieux juvéniles rendu aux dieux âgés et inactifs 3, les rencontres de potentats humains sont extrêmement rares dans l'art mésopotamien. Une convention du type de celle qui fut scellée par les princes sumériens de Lagash et d'Uruk pourrait avoir été illustrce déjà sur la "base circulaire" de Tello 4 dont le décor retrace dans un style archaïque certainement antérieur à l'époque d'Entéména, la rencontre de deux cortèges masculins, sur un pied d'égalité. Léon Heuzey 5 y reconnaissait "la conclusion d'un accord entre un roi chef de guerre ... et un prince local ...". Quoi qu'il en soit des modalités supposées d'un tel accord, force est de reconnaître que cette scène est unique, les princes ayant généralement préféré par la suite se faire représenter non pas sur un pied d'égalité avec un confrère en royauté, fût-il allié, mais en position dominante et solitaire, souvent face à leur dieu. Cependant, la plaque perforée vouée à Nippur par le "grand marchand" Ur-Enlil 6, représente les libations répandues symétriquement devant deux dieux égaux en dignité, trônant face à face. Il est permis de se demander s'il ne s'agirait pas des dieux-patrons de deux cités indépendantes, célébrant leur alliance ou simplement la paix analogue à celle qu'Enlil imposa, d'après Entéména 7, à Ningirsu de Lagash et à Shara d'Umma nommés aux lieu et place des rois de ces villes. Ce texte montre en tout cas clairement combien les actes des hommes étaient assumés par leurs dieux.

I1 faut attendre le IXe siècle pour trouver, à Nimrud, l'évocation très différente d'une rencontre pacifique de deux rois apparaissant comme une alliance, alors même que paradoxalement, le texte correspondant semble impliquer l'inégalité des contractants: Salmanasar III d'Assyrie et Mardukzakir-shumi de Babylone 8. Le premier se vante d'avoir rétabli le second sur son trône, mais la poignée de main échangée à cette occasion avec celui qui fait figure d'obligé, dans le texte, n'implique nul hommage, nulle dépendance de ce dernier.

Cette scène est unique en Orient; en la commentant, Max Mallowan 9 renvoyait cependant à un petit monument qui nous amène à passer de la Mésopotamie au Levant. I1 s'agit d'une stèle découverte à Ras Sharnra et interprétée d'entrée de jeu par C1. Schaeffer de façon semblable 10 (fig. 1).

Al1.gif (48738 octets)

Les deux personnages masculins debout face à face, levant symétriquement la main au dessus d'une table garnie de deux piles d'objets plats, pourraient selon lui être "en train d'échanger le serment réciproque qui doit consacrer un accord ou pacte dont les clauses seraient inscrites sur les tablettes ... placées sur la table". René Dussaud, quelques années plus tard 11 préférait plus simplement y voir "deux personnages commémorant la cérémonie d'alliance de deux dynastes". Cette scène est ainsi interprétée avec vraisemblance, de façon désormais traditionnelle, mais elle semble habituellement considérée pratiquement, elle aussi, comme unique 12.

En réalité, la "stèle de l'alliance" renoue, à l'époque finale de l'histoire d'Ugarit (XIVe-XIIIe siècle), avec une tradition iconographique bien attestée dans la glyptique de la grande époque de "classicisme syrien", quelque cinq siècles auparavant. I1 s'agit alors d'un thème méritant d'être reconnu comme tel, avec une série de variantes significatives. On trouve en effet, sur un des documents les plus représentatifs eu égard à sa ressemblance avec la stèle de Ras Shamra 13 (fig. 2), deux potentats vêtus du manteau syrien, frangé et ouvert par devant, et coiffés de la tiare ovoïde.

Al2.gif (63550 octets)

1 E. SOLLBERGER et J.-R. KUPPER, 1971, Inscriptions royales suménennes et akkadiennes, Paris, p. 71, note 1.

2 Le thème de la rencontre du couple royal, selon toute vraisemblance symbolique d'un mariage sacré, est illustré à Uruk sur le célèbre vase et les sccaux-cylindres découverts dans le Sammelfund. Sur cette interprétation, voir notre Glyptique mésopotamienne archaique, 2e éd., Paris, 1980, p. 92s.

3 P. AMIET, 1976, L'art d'Agadé au Musée du Louvre, Paris, p. 54s. Id., 1977, Pour une interprétation nouvelle du répertoire iconographique de la glyptique, d'Agadé, RA 71, p. I l ls.

4 L. HEUZEY, 1884-1912, Découvertes en Chaldée, Paris, p. 166; 196; 353-357 et Pl. I bis, fig. 2; I ter, fig. I a. A. PARROT, 1948, Tello, vingt campagnes de fouilles, Paris, p. 72-73.

5 L. HEUZEY, 1884-1912, Découvertes en Chaldée, Paris, p. 356.

6 J, BoEsE, 1971, Altmesopotamische Weihplaten, Berlin, XVIII (1): N 8.

7 E. SOLLBERGER et J.-R. KUPPER, 1971, Inscripfions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, p. 21: IC7i: cône A d'Entéména.

8 D. OATES, 1963, The Excavations at Nimrud (Kalhu), 1962, Iraq XXV, p. 20-22. M.-l. MARCUS, 1987, Geography as an Organizing Principle in the Imperial Art of Shalmaneser IU, Iraq XLLX, p. 85.

9 M. MALLOWAN, 1966, Nimrud and its Remains II, London, p. 444 et 647, note 166. R. GHIRSHMAN, 1963, Perse. Proto-lraniens, Mèdes, Achéménides, Paris, p. 101, hg. 135, en a rapproché un ivoire de Ziwiyé représentant face à face deux dignitaires armés.

10 Cl. SCHAEFFER, 1936, Syria XVII, p. 115-118 et Pl. XIV. M. YON, 1991, Stèles de pierre, Art et Industrie de la pierre. Ras Shamra-Ougarit Vl, Paris, p. 303-305, n° 9 et p. 335.

11 R. DUSSAUD, 1941, Les Découvertes de Ras Shamra et l'Ancien Testament, 2e éd., Paris, p. 154-155.

12 Cependant, Maurice Dunand a interprété de même le décor d'un moule en stéatite trouvé à Byblos et daté par lui du Xe siècle, mais plutôt contemporain de la stèle de Ras Shamra: Fouilles de Byblos 1, Paris, 1937 et 1939, Pl. CVU et p. 3334,n° 1148.

13 E. PORADA, 1948, Corpas of Neur Eastern Seals in North American Collections, 1. The Pierpont Morgan Library Collection, Washington, (ci-dessous, en abrégé: Morgan), n° 950 et p. 126. Autres illustrations du même thème: Morgan, 923; 924 925; 949; 950; 951; 952; 953; 955; 957; 989. B. TEISSIER, 1984, Ancient Near Eastern Seals from the Marcopoli Collection, University of California, n° 435; 436; 439; 440; 441; 443; 446; 448; 452 (variantes: 539; 544). B. BUCHANAN, 1981, Early Neor Eastern Seuis in the Yale Babylonian Collecfion, New Haven, London, n° 1217; 1225; 1233; 1235; 1248; 1265. L. DELAPORTE, 1923, Musée du Louvre, CCO 11, Pl. 95: A.902; Pl. 96: A. 920; A. 928. A. MOORTGAT, Vorderasiatische Rollsiegel, Berlin, 1940, n° 535. D. COLLON, 1987, First Impressions, London, n° 216. L. DELAPoRTE, 1910, Catalogue des Cylindres orientaux de la Bibliothèque Nationale, Paris, n° 461; 488. L. SPELEERS, 1917, Musées Royaux du Cinquantenaire. Catalogue des intailles et empreintes orientales, Bruxelles, p. 197, n° 469, p. 212, n° 488. Id., 1943, Supplément, p. 146, n° 1453 (?); p. 156, n° 1485; p. 160, n° 1461; p. 165, n° 1482. C. DOUMET, 1992, Sceaux et cylindres orientaux: la Collection Chiha, Fribourg, n° 276; 289 (où les tiares ont des cornes).

Next page

Return to the main page

[écrire à: Michel.Lopez@univ-lemans.fr][Mail to: Michel.Lopez@univ-lemans.fr]

[copyright Michel.Lopez@univ-lemans.fr]