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ANTHROPOMORPHISME ET ANICONISME

DANS L'ANTIQUITÉ ORIENTALE (suite)

 

La tradition cultuelle des pierres levées ainsi attestée au moins depuis le IVe millénaire dans tout l'Ouest sémitique s'est perpétuée après la crise décisive du xiie siècle, dans les États issus en majorité de la sédentarisation de nomades, dont les récits bibliques restent une des références historiques majeures 31. Les stèles ou piliers qu'il est permis désormais d'identifier aux massebath bibliques n'en gardent pas moins une grande part du flou symbolique originel, même si elles tendent à devenir moins nombreuses, voire finalement uniques, dans des lieux de culte définissables comme officiels, sur des sites incontestablement israélites, à Arad et à Megiddo notamment. Il est en effet difficile de préciser si elles symbolisaient directement la divinité, ou plutôt sa présence, en tant que " demeure ", donc en l'occurrence, celle de Yahvé lui-même, ou comme autrefois, d'autres entités telles que des groupes sociaux ou des personnalités humaines, vivantes ou mortes. Un fait demeure: dans un pays voué au culte de Yahvé, les symboles supposés divins, puisqu'ils étaient l'objet du culte, étaient aniconiques. Et cet aniconisme n'était qu'un cas particulier et un héritage de celui des autres Sémites de l'Ouest. En outre, comme l'a bien fait observer Mettinger 32, il était dépourvu de tout caractère spécifiquement théologique. Car toute idée de " transcendance " semble avoir été exclue de symboles aussi frustes. Un processus analogue à celui de l'évolution du dieu El, entité très vague encore au XVIIIe siècle à Mari, devenue dieu majeur au XIVe siècle à Ugarit, a pu conduire les masseboth à être considérées comme des symboles ou " demeures" du dieu national, seul honoré en attendant d'être conçu comme Dieu unique. La succession des états du temple d'Arad est particulièrement représentative. Ce sanctuaire de Judée méridionale avait des dispositions comparables à celles du Temple de Salomon, mais avec deux masseboth que Pierre de Miroschedji a proposé d'interpréter comme des symboles de Yahvé et de sa parèdre Ashérah, mentionnés dans les inscriptions de Horvat Teiman et de Khirbet el-Qom 33. L'enterrement soigneux de ces pierres et des autres accessoires du culte au niveau VIII, puis de la destruction totale du sanctuaire au niveau VII paraissent coincider avec l'évolution biblique, jalonnée par la destruction des masseboth et autres accessoires, par Ézéchias (II Rois, 18:4 et 22), puis l'élimination des hauts lieux sous Josias (II Rois, 23:8).

Des pierres levées identifiables à des bétyles sont pratiquement absentes du répertoire iconographique du Levant avant l'époque romaine. La seule exception est un cachet royal de Tyr (fig. 10), daté du VIIIe siècle 34, Où un objet en forme de pilier est entouré de figures astrales qui pourraient être significatives de l'orientation céleste de la pensée religieuse et de l'habitat divin. A une époque voisine, à partir du IXe siècle, l'iconographie des sceaux était d'une grande indigence théologique, en dépit de l'élégance du style égyptisant. En dehors de divinités égyptiennes plus ou moins fantaisistes 35, les dieux autochtones apparaissent rarement, et dépour-vus d'attributs précis. Le sphinx emprunté à l'Égypte et identifiable au chérubin biblique, peut exceptionnellement servir de trône divin (fig. 11) 36, mais il ne porte généralement personne, à côté de figures diverses 37. On ne peut prouver que son image ait symbolisé une présence divine tenue pour invisible, telle celle qui était associée à l'Arche d'Alliance conçue comme un trône divin. Il est plus vraisemblable que ce monstre ait été, comme le griffon qui lui ressemble tant, dépourvu de signification proprement théologique.

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Fig. 10. - Cachet phénicien, fin VIIIe s., " appartenant au roi des Tyriens ". Pilier emblèmes astraux. Louvre, AO 3171. P. BORDREUIL, Catalogue des sceaux ouest-sémitiques... (1986), n° 7.

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Fig. 11. - Cachet phénicien " appartenant à Gershed ", début VIe s. Collection De Clercq. Dieu trônant sur un sphinx-chérubin. P. BORDREUIL, Catalogue des sceaux ouest-sémitiques... (1986), n° 26.

 

Plus remarquable est le fait que dès le VIIIe siècle, cette iconographie ait fait place de plus en plus souvent aux seuls noms du propriétaire et de son père, accompagnés occasionnellement de figures d'animaux manifestement dépourvues de toute signification religieuse. Or cela s'observe non seulement sur les sceaux hébreux, mais aussi, souvent, sur ceux de peuples voisins, Ammonites, Moabites et même Araméens 38. Tout cela semble correspondre à une désaffection des peuples issus du nomadisme pour une iconographie largement dépourvue de signification, parce qu'élaborée dans une société urbanisée devenue archaïque. Dans le royaume de Juda, cette évolution contemporaine du mouvement deutéronomiste pourrait avoir été significative du développement d'une pensée portée vers l'abstraction, héritage du nomadisme et proche dans le domaine théologique de la conception de la transcendance. Mais cela ne peut apparaître qu'implicitement.

 

31 T. METTlNGER, op. cit., p. 140-168; 191 s. a répertorié les découvertes archéologiques de 1'Âge du Fer.

32 T. METTlNGER, op. cit., p. 193-194.

33 Pierre de MIROSCHEDJI, " Présence et Mémoire du Désert: Notes sur un thème récurrent dans l'archéologie et l'histoire d'Israël.. In: Fr. ALVAREZ-PÉREYRE, ed., Milieux et mémoire. Jérusalem: CRFJ, 1993, p. 77. W.-G. DEVER, " Asherah, Consort of Yahweh ? New Evidence from Kuntilet 'Ajrud.. BASOR, 255 (1984), p. 21-37. T. METTINGER, op. cit., p. 67; 143 s.

34 Pierre BORDREUIL, . Sceaux inscrits des pays du Levant". Dictionnaire de la Bible. Supplément, XII (1992), col. 126 et 194, fig. 55.

35 Par ex.: P. BORDREUIL, Catalogue des sccaux ouest-sémitiques inscrits de la Bibliothèque Nationale, du Musée du Louvre et du Musée biblique de Bible et Terre Sainte. Paris, 1986, n° 25.

36 P. BORDREUIL, op. cit. (1986), n° 26.

37 Le plus bel exemple, un des plus anciens, figure sur le sceau " de Jézabel ": N. AVIGAD, IEJ, 14 (1964), p. 274-276. Cf. Ruth HESTRIN & Michal DAYAGI-MENDELs, Inscribed Seuls, Jerusalem, 1979, n° 31; 100; 120; etc.

38 P. BORDREUIL, op. cit. (supra, note 36), n° 42, 43 45, 46-57: sceaux hébreux. Id., n° 63; 64; 66; 68: sceaux moabites. Id., n° 70; 7i; 80; 82: sceaux ammonites.

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